Changer le monde en marchant

* Article publié dans la revue Esprit de janvier-février 2018, par Benjamin Joyeux

Genève, l’une des villes les plus riches et les plus chères du monde, accueille à bras ouverts le héraut des petits paysans sans-terre indiens, parmi les plus pauvres de la planète : le symbole est fort. Rajagopal P. V., surnommé le « nouveau Gandhi », président et fondateur du mouvement indien Ekta Parishad, était de passage à Genève du 23 au 30 novembre 2017 pour promouvoir sa prochaine grande action, la Jai Jagat 2020. Grande marche pacifique partant de Delhi le 2 octobre 2019, celle-ci doit rejoindre Genève un an plus tard, le 21 septembre 2020, Journée internationale de la paix, pour finir en un grand rassemblement populaire d’une semaine devant le siège de l’Organisation des Nations unies afin de demander la mise en œuvre des dix-sept objectifs de développement durable des Nations unies.

Pour le mouvement Ekta Parishad, qui défend les petits paysans indiens depuis trois décennies pour leur permettre l’accès à la terre, à l’eau et aux ressources vivrières, le dialogue avec le gouvernement indien ne suffit plus à faire changer les choses ; il s’agit désormais de s’adresser au monde et aux grandes institutions internationales afin de lutter contre la pauvreté et le changement climatique. Comme le dit Rajagopal : « Quand on va voir le gouvernement indien pour lui dire d’arrêter une politique foncière qui a comme conséquence d’expulser des milliers de petits paysans de leurs terres, celui-ci nous répond souvent que ce sont des exigences de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international, qu’il doit mettre en œuvre pour pouvoir toucher ses prêts. Eh bien ! nous nous sommes dit qu’il fallait donc directement nous adresser à ces grandes organisations internationales. » Il poursuit : « Il ne s’agit pas de critiquer ces institutions en s’opposant à leur existence même ; il s’agit bien plutôt de les aider à prendre conscience, de façon non violente, des conséquences dramatiques de certaines de leurs politiques sur des populations marginalisées et d’insister sur le fait que les objectifs fixés pour 2030 par les Nations unies resteront lettre morte sans un engagement fort et une place laissée à la société civile. »

Le succès des actions d’Ekta Parishad tient sans doute au dialogue permanent et à la non-violence. Héritier direct du Mahatma Gandhi et de son principe d’ahimsa, un refus de toute forme de violence signifiant plus généralement le respect de la vie, le mouvement Ekta Parishad s’est développé en suivant ce principe, maintenant le dialogue avec les autorités locales et nationales, tout en organisant à la base, dans les petits villages et les communautés, les paysans spoliés de leurs terres et de leurs ressources pour les inciter à s’organiser et à revendiquer leurs droits. Leurs grandes marches pacifiques de centaines de milliers de sans-terre, organisées en 2007 (la Janadesh ou « verdict du peuple ») et en 2012 (la Jan Satyagraha ou « résistance non violente du peuple »), ont non seulement pu obtenir des réformes agraires concrètes de la part du gouvernement fédéral indien, mais ont fini également par donner de l’inspiration bien au-delà des frontières du sous-continent indien. Aujourd’hui, Rajagopal et son organisation ont des amis dans le monde entier, et c’est en s’appuyant sur eux qu’ils croient en la réussite de cette immense marche en 2020. Il ne s’agit pas seulement de marcher de Delhi à Genève, mais également de susciter des marches parallèles un peu partout sur la planète pour toutes celles et tous ceux qui veulent promouvoir un autre modèle de développement, capable de répondre aux enjeux de la crise climatique et de l’explosion des inégalités. Il s’agit surtout d’offrir un moment d’espoir et de résistance non violente face à cette globalisation financière qui laisse des millions de gens sur le bord de la route, en Inde et ailleurs.

Rajagopal le souligne : « Partout dans le monde, la précarisation croissante et la dégradation des conditions de vie de toute une partie de la population entraînent une immense frustration, en particulier au sein de la jeunesse, et c’est cette immense frustration qui peut engendrer de la colère et beaucoup de violence, comme la multiplication des actes terroristes. Il s’agit donc de canaliser cette frustration pour en faire de l’énergie, une énergie positive et non violente pour se mettre en marche et changer le monde, à l’image de l’énergie solaire ou éolienne. » Les résultats éventuels obtenus par les marches d’Ekta Parishad ne comptent pas plus que le fait de marcher, de façon pacifique et non violente, pour promouvoir une volonté de changement, mais également une autre façon d’agir, sincère et bienveillante. On ne se bat plus contre quelqu’un ou quelque chose mais pour les droits de tous. Jai Jagat signifie d’ailleurs « victoire du monde », de tout le monde. Dans la lignée directe de Gandhi, les marches (yatras) d’Ekta Parishad nous invitent à nous changer nous-mêmes avant de prétendre changer le monde. « Sois toi-même le changement que tu veux voir dans le monde », disait le Mahatma. Rajagopal, toujours affable et bienveillant avec ses interlocuteurs, tente d’incarner au mieux cet état d’esprit. Cela n’est sans doute pas étranger à l’accueil chaleureux qu’il reçoit, notamment au Grand Conseil et à la municipalité de Genève, qui ont adopté tous deux à l’unanimité, tous partis politiques confondus, des motions de soutien à la Jai Jagat 2020. Le président du Grand Conseil, pourtant membre de l’Union démocratique du centre, parti suisse d’extrême droite qui n’est pas vraiment amical envers les étrangers, va même jusqu’à inviter Rajagopal chez lui pour lui faire découvrir son vignoble. « Comme quoi, souligne avec malice Rajagopal, la non-violence peut ouvrir bien des cœurs et bien des portes. »

Les écologistes français, qui partagent nombre de constats et de combats avec Ekta Parishad, pourraient utilement tirer des leçons de sa méthode d’action. Il s’agit d’abord de comprendre que l’inadéquation entre les valeurs que l’on porte et la façon dont on se comporte finit par rendre inaudible tout discours de changement, aussi juste et nécessaire soit-il. On ne peut inciter les autres à entamer la transition vers un monde plus écologique et bienveillant sans donner soi-même l’exemple, en commençant par respecter l’ensemble de ses interlocuteurs. Cette vision peut paraître bien naïve ; elle est pourtant celle de grands hommes qui ont marqué l’histoire comme Bouddha, Jésus, Mahavira ou, plus proches de nous, Gandhi, Nelson Mandela ou encore Martin Luther King. LaJai Jagat 2020 n’est donc pas un événement de plus, une grande marche de solidarité avec les Indiens les plus pauvres, mais bien plutôt une action holistique, réclamant à chacun de ses futurs participants d’être capables de s’appliquer à eux-mêmes tous les principes qu’ils défendent par ailleurs, dans la cohérence et la bienveillance. Il s’agit donc de marcher pour nous-mêmes et notre propre dignité, pour nous réapproprier la possibilité d’un changement que nous ne croyons plus pouvoir déléguer à des représentants, à force de reniements et de renoncements. Ce n’est que dans cet état d’esprit que cette action pourra réellement prendre tout son sens.

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