«Notre monde peut être différent si nous ne sommes pas indifférents»

Entretien avec Rajagopal PV, leader du mouvement indien Ekta Parishad et promoteur de la Jai Jagat 2020 (* le titre de cet entretien est la traduction du slogan de cette grande marche:“Our World can be different if we are not indifferent”), à retrouver en VO dans le Green European Journal:

Rajagopal, dirigeant d’Ekta Parishad, mouvement de défense des sans-terre en Inde, était en visite à Bruxelles début février 2017. L’occasion inespérée de lui poser des questions sur son mouvement et ses prochaines actions, sur la situation actuelle en Inde et sur la manière de répondre aux défis actuels de la mondialisation, en particulier pour les jeunes générations:

Rajagopal, dirigeant d’Ekta Parishad, mouvement de défense des sans-terre en Inde, était en visite à Bruxelles début février 2017, invité comme orateur principal de l’European Labs des idées des Verts qui se déroulait dans la capitale européenne. L’occasion inespérée de lui poser des questions sur son mouvement et ses prochaines actions, sur la situation actuelle en Inde et sur la manière de répondre aux défis actuels de la mondialisation, en particulier pour les jeunes générations.

Rajagopal, pourriez-vous nous parler un peu de la situation actuelle en Inde et des actions de votre organisation, Ekta Parishad?

Rajagopal: Je dirige un mouvement social appelé Ekta Parishad, mouvement qui défend les communautés marginalisées en Inde (peuples autochtones, dalits, nomades, etc.). Les problématiques sur lesquelles nous travaillons sont liées à la terre, aux forêts et à l’eau, car en Inde, les ressources de la majorité de la population (environ 65%) dépendent directement de la terre, de la forêt et de l’eau. Il est donc très important pour elle d’avoir le contrôle de ces ressources et de les protéger, sinon les gens se retrouvent obligés de s’exiler dans les grandes villes et celles-ci deviennent de moins en moins habitables, voyant alors s’accumuler les problèmes comme les bidonvilles, etc. Ainsi, le modèle de développement en Inde aujourd’hui augmente la pauvreté et multiplie les problèmes pour les gens tant dans les zones rurales que dans les villes. Ekta Parishad existe donc pour rappeller constamment au gouvernement, par le dialogue, mais aussi sur le terrain par des luttes, que ce modèle de développement n’est pas acceptable. On élit un gouvernement afin de représenter et de défendre les gens ordinaires, pas les gros lobbies et les entreprises industrielles. Le nouveau gouvernement d’extrême droite, dirigé par Narendra Modi, est très engagé dans ce processus d’industrialisation. Modi est très bon dans les relations publiques et passe beaucoup de temps à rencontrer les dirigeants étrangers, à les inviter à investir en Inde et à négocier des accords bilatéraux. Cela signifie que les investissements dépendent d’entreprises qui demandent de plus en plus de terres, d’eau, et de main-d’œuvre bon marché, de même que la permission de polluer l’environnement indien. Progressivement, nous dégradons nos ressources et notre environnement. Aujourd’hui, la plupart des rivières sont sales, l’environnement est complètement pollué et les gens perdent leurs terres et leurs ressources. Il y a désormais tant de conflits en divers endroits de l’Inde. La politique de « développement » de Narendra Modi et de ses ministres peut donc conduire à davantage de marginalisation des plus défavorisés, ce qui conduit à encore plus de violence et de conflits. Cette tendance est extrêmement dangereuse, non seulement pour l’économie, mais également pour la démocratie. Actuellement en Inde, certaines personnes sont assassinées pour leur terre.

Ce modèle de développement ne se cantonne pas à l’Inde mais est observable dans le monde entier: quand en Europe je vois la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes près de Nantes, contre l’extension de l’aéroport d’Heathrow au Royaume-Uni, ou encore contre l’exploitation minière à Cologne en Allemagne, je me dis que c’est un phénomène mondial. La mondialisation marginalise progressivement les peuples, accaparant les terres et les ressources pour les grands lobbies industriels et financiers. C’est donc un combat qui doit être mené à l’échelle mondiale. En Inde, le mouvement social tente de mobiliser les gens. Mais l’actuel gouvernement indien ne se contente pas seulement d’inviter les grandes multinationales à venir investir en Inde, il modifie également les lois afin de faciliter ce processus et de contenir la contestation. L’Inde essaie, sous la direction de Modi, de mener une politique qui satisfasse la Banque mondiale, afin d’obtenir une meilleure notation et d’avoir accès à ses fonds.

Étant donné la menace que cette mondialisation fait peser sur les plus pauvres de l’Inde et du monde entier, Ekta Parishad, comme beaucoup d’autres mouvements sociaux en Inde et à l’étranger, se retrousse les manches pour relever ce défi. Nous sommes en train de réorganiser complètement notre stratégie. Ainsi en 2017, nous marcherons 300 km dans l’état indien du Bihar pour mettre sur la table la problématique des sans-terre et de leur marginalisation. En 2018, nous marcherons d’Agra à Delhi (250 km) avec 50 000 personnes pour dire au gouvernement que ce modèle de « développement » n’est pas acceptable. Et enfin, nous avons bien l’intention de réussir une immense marche de Delhi à Genève en 2020, appelée « Jai Jagat » (« victoire du monde » en Hindi), parce que nous voulons interpeller les grandes institutions internationales (ONU, OMC, Banque Mondiale, etc.). Car ce modèle de « développement » doit être contesté à tous les niveaux. Il y a tellement de craintes actuellement en Europe, à cause des migrants, à cause des étrangers, à cause de la violence et du terrorisme. Or ces problèmes ne peuvent pas être résolus simplement en exprimant sa peur. Il faut plutôt en revenir à la source. Notamment pourquoi, après tant d’années de soi-disant « développement », les gens sont-ils encore contraints de migrer ? Et pourquoi les jeunes choisissent-ils la violence? Qui sont les promoteurs de la violence, qui vend les armes? Nous devons ensemble défier ce modèle actuel de développement, nous devons ensemble tendre la main aux jeunes générations afin qu’ils ne choisissent pas les armes mais la non-violence pour changer la donne, et nous avons tous besoin de demander aux décideurs de changer les politiques actuelles. Alors agissons ensemble pour réussir cet ambitieux programme, pour exprimer notre solidarité, pour nous débarrasser de la peur et essayer de rendre le monde meilleur, car tout le monde veut vivre dans un monde meilleur.

Jan Satyagraha, route de Gwalior, oct. 2012 © Benjamin Joyeux
Jan Satyagraha, route de Gwalior, oct. 2012 © Benjamin Joyeux

-Vous venez de passer un week-end avec les Verts européens et des militants de toute l’Europe, qui se sont réunis pour partager leurs luttes. Comment avez-vous trouvé cette expérience?

Rajagopal: En Inde, nous pensons que les écologistes sont très proches de nous, dans de nombreux domaines, surtout en tant que mouvement social. Ils partagent un certain nombre de valeurs avec Gandhi: privilégier les besoins contre la cupidité, promouvoir un autre modèle de développement pour la planète, lutter contre le changement climatique, lutter contre la guerre et la violence en promouvant la non-violence. Lorsque les Verts ont besoin de trouver des partenaires, ils doivent privilégier les mouvements sociaux aux alliances avec d’autres partis politiques, parce que les mouvements sociaux ont une grande influence sur la société, et donc sur les partis politiques. Dans cette optique, c’était vraiment formidable de pouvoir ainsi durant tout un weekend interagir avec environ 400 personnes de tous horizons et de divers engagements venant d’un peu partout en Europe. Nous avons tous conscience que le monde est en train de prendre une direction opposée à nos attentes: un peu partout, les écologistes semblent stagner ou régresser tandis que les partis politiques d’extrême droite émergent, y compris en Inde. Et plutôt que de baisser les bras, nous devons travailler ensemble à la reconstruction de notre base, avec les mouvements sociaux et les organisations politiques comme les Verts. De ce point de vue, c’était donc très intéressant de venir témoigner et de prendre part à cette aventure.

-Et votre impression sur les jeunes que vous avez croisés?

Rajagopal: J’ai été très heureux de voir un grand nombre de jeunes visages dans la foule. J’ai aussi eu des interactions très intéressantes avec des Roms ou encore des réfugiés Syriens. Nous avons parlé des communautés marginalisées et cela m’a donné de grandes idées. Les Roms par exemple sont des gens qui savent bien ce que signifient réellement la souffrance et la marginalisation. Ils sont donc parfaits pour aider à l’organisation d’une grande marche jusqu’à Genève: ils connaissent les routes, les lieux, les peuples, etc.

Est-ce que les attentes de ces jeunes Européens ressemblent à celles de la jeunesse indienne? Ont-ils des aspirations différentes?

Rajagopal: C’est presque la même chose. Les jeunes Indiens marginalisés sont en colère, à cause de cette marginalisation, de la pauvreté et du chômage. De même, les Européens précaires sont malheureux et en colère à cause de leur situation. C’est la même chose chez tous les peuples précarisés, qu’ils soient Européens, Indiens, Pakistanais, Américains… Ils sentent bien qu’ils doivent absolument avoir leur mot à dire. La mondialisation actuelle doit être discutée, car ils estiment qu’elle ne fait qu’accentuer leur marginalisation. Je pense que toute cette colère, cette frustration, cette déception, doit être canalisée. Le changement ne viendra pas des nantis du système, les « passagers des wagons climatisés », il viendra de celles et ceux ayant intérêt à ce que ce changement se produise. Toute cette énergie de la jeunesse précarisée doit être correctement canalisée. Et c’est une opportunité à l’échelle du Globe, en Afrique, en Amérique latine, en Europe, etc. Tous ces groupes – qui sont les vrais porteurs du changement – doivent être notre priorité, celles et ceux avec qui nous allons travailler dans les années qui viennent.

– Les succès de gens comme Donald Trump, ou Marine Le Pen en France, ou même Narendra Modi en Inde, donnent également l’impression d’être surtout alimentés par la colère. Trump est même l’incarnation de cette colère. Beaucoup de gens furieux se sont rassemblés derrière lui parce qu’ils pensaient sincèrement que Trump leur redonnerait du pouvoir. Comment fait-on face à cela?

Rajagopal: Je pense que toute cette colère peut être très mal utilisée par des groupes armés. Pourquoi de jeunes Européens rejoignent-ils Daesh par exemple? Parce que la colère peut être canalisée de la pire des façons. Toute cette colère, ce chômage, cette frustration, sont également utilisés par les partis politiques d’extrême droite. C’est ce qui se passe en Amérique, en Inde, en France. Là où les écologistes et les mouvements sociaux échouent aujourd’hui. Nous n’arrivons pas à offrir à tous ces gens un but, une ambition, et c’est également parce que nous avons une mentalité défaitiste. Nous avons l’impression d’avoir perdu d’avance. Or beaucoup de jeunes ne réclament pas de l’argent ou des biens supplémentaires, ils cherchent simplement une occasion d’agir pour le changement. Barack Obama avait su capter ces volontés, avec son programme politique basé sur l’espoir et le changement. Si Obama a pu le faire, nous pouvons le faire. Gandhi l’a bien fait lui. Il a su motiver les jeunes de son temps. Il s’opposait notamment à ceux qui avaient recours à la violence. Quand certains sont devenus violents, il a alors déclaré: « Mon peuple n’est pas prêt pour le changement ». Alors, avec conviction et courage, si nous nous tenons debout, les jeunes viendront d’eux-mêmes. C’est notre responsabilité. Nous devons vraiment travailler sur ce programme. Parce que ces jeunes générations sont l’avenir. Il est de notre responsabilité de penser stratégiquement et d’agir pour eux.

– Alors de quoi avons-nous besoin? D’un gentil Trump, d’un gentil Modi? Pourquoi manquons-nous à ce point de leadership?

Rajagopal: C’est un peu le même problème partout dans le monde. Aujourd’hui, il y a un vrai problème au niveau du leadership. C’est pourquoi récemment, en commençant à travailler avec des jeunes, je leur ai dit qu’il s’agissait d’un programme pour former une nouvelle génération de leaders. Nous avons aujourd’hui une génération de dirigeants qui se consacrent uniquement à faire de l’argent, à accaparer des ressources, à servir l’idéologie du marché. Nous avons besoin d’une nouvelle génération qui voit le monde différemment. Ce qui nous entoure est le miroir de nous-mêmes. Nous avons donc créé la société qui nous entoure et nous pouvons donc imaginer créer quelque chose de différent. Comment se doter d’un leadership plus inspirant? Pour reprendre le cas de Gandhi, celui-ci aurait pu devenir Président ou Premier ministre de l’Inde. Mais il affirmait que ce qui comptait, ce n’était pas de devenir quelqu’un d’important, c’était bien plutôt de donner une imagination au monde pour le façonner différemment. En soutenant à l’époque le modèle de développement britannique, Gandhi aurait pu par exemple devenir un grand ami de l’Angleterre. Mais il préférait critiquer ce modèle en disant: « Ce n’est pas absolument pas le moyen de rendre le monde meilleur ».

Si une seule personne comme mon jeune ami Tinli, au Bhoutan, peut créer pour son pays un indice de bonheur, pourquoi d’autres ne peuvent-ils pas en faire autant? L’exemple de Tinli démontre que dans un monde où tout le monde pense à la croissance et au profit, soudainement un jeune peut franchir tous les obstacles et penser différemment en disant : « Ceci n’est pas important, ce qui compte, c’est le bonheur de toute la société ». C’est de cette façon que nous devons penser. Mais cela n’arrivera pas automatiquement. Nous devons contribuer à l’émergence d’une nouvelle génération de leaders pensant différemment et se montrant capables de sacrifices, pas seulement d’accumulation. La renonciation est dans cette optique une valeur cardinale: Bouddha, Mahāvīra, Gandhi sont devenus ce qu’ils sont à cause de la renonciation. Un leadership donc très différent de celui de Donald Trump.

Chester Bowles, ancien ambassadeur américain en Inde, a écrit dans sa biographie il y a quelques années: « Aux Etats-Unis, lorsque vous passez de la saleté à Manhattan, vous devenez un type important. Mais en Inde, lorsque vous passez de Manhattan à la saleté, vous devenez quelqu’un d’exceptionnel. »

Plus de gens doivent apprendre à vivre selon la voie de la « sarvodaya ». Gandhi disait: « la sarvodaya, c’est le bien-être de tous ». Nous sommes passés du bien-être d’une minorité au bien-être de la majorité. C’est l’histoire de la démocratie. Mais ce n’est pas la fin. Nous avons besoin d’un nouveau leadership capable de continuer ce chemin pour le bien être de tous, parce qu’aujourd’hui nous sommes bloqués.

Nous devons donc mettre en place des programmes de formation?

Rajagopal: Absolument, des programmes de formation et de promotion de bons exemples. Parce que si vous montrez aux jeunes du matin au soir uniquement des supermarchés et des centres commerciaux, comment voulez-vous qu’ils pensent différemment ? Moi je croise beaucoup de jeunes qui viennent en Inde, qui se rendent dans les villages, et qui commencent à envisager les choses de façon différente, à penser différemment. Tous les jeunes devraient pouvoir avoir l’occasion de penser différemment.

– Ce n’était pas Gandhi, mais André Gorz, un grand penseur français, qui a dit que l’auto-limitation constituait le cœur de l’écologie politique.

Rajagopal: Oui, je pense que c’est fondamental. Quand l’Inde est devenue libre, savez-vous ce qu’on scandait comme slogans? « Les ressources seront distribuées », « Le capital et la terre seront redistribués », « Les gens en colère vont cesser d’attendre », etc. Quand l’Inde a enfin accédé à la liberté, il y avait énormément de slogans progressifs de la sorte. Mais soixante ans après, que sont devenus toutes ces belles paroles? Il est donc grand temps pour nous de ne pas nous contenter de slogans mais de les mettre réellement en œuvre. Nous ne mettons pas en pratique les idées de Gandhi. Durant tout ce temps, nous avons trompé Jésus-Christ, Bouddha et le Mahatma Gandhi. Nous avons trop tendance à les célébrer sans mettre en pratique ce qu’ils nous ont enseigné. Nous avons oublié leur message. Comment réellement mettre en pratique leur message sur Terre? C’est bien le grand défi d’aujourd’hui.

Rajagopal durant la Jan Satyagraha, oct. 2012 © Benjamin Joyeux
Rajagopal durant la Jan Satyagraha, oct. 2012 © Benjamin Joyeux