Depuis Wardha, Gandhi remis au goût du jour pour la «victoire du Monde» – Jai Jagat

Fin octobre 2017 s’est tenue à Wardha, en plein centre de l’Inde, une conférence internationale consacrée à la non violence à l’occasion du 80e anniversaire de la rencontre sur place du Mahatma Gandhi et de Lanza del Vasto. Récit de cette rencontre riche d’enseignements.

Conférence de Sewagram © Benjamin Joyeux

Wardha, Nord Est de l’état indien du Maharashtra, octobre 2017. Wardha est une petite ville d’environ 130 000 habitants que vous ne trouverez pas dans les guides touristiques. Et pourtant… Située géographiquement en plein centre de l’Inde, Wardha constitue un lieu incontournable dans l’histoire récente de l’Inde. C’est ici que le Mahatma Gandhi vécut pendant douze ans, de 1936 à sa mort en 1948. Après sa marche du sel en 1930, et après un nouveau séjour de deux ans en prison, le père de l’indépendance indienne décida de s’établir à Wardha, invité par Jamnalal Bajaj, industriel et hommes d’affaires philanthrope, farouche partisan de l’indépendance indienne et grand admirateur de Gandhi. Celui-ci ne tarda pas à y établir un ashram dans le petit village de Sewagram, à la périphérie de Wardha, pour y vivre avec sa femme Kasturba et un petit nombre de ses « disciples » et y mettre en pratique ses idées politiques. C’est ici que furent prises un certain nombre de décisions fondamentales pour la construction du futur état indien indépendant. Or il n’y avait ni bureau de poste, ni télégramme et les centaines de lettres envoyées ou reçues par Gandhi avaient souvent du mal à arriver à destination. Sewagram s’appelait alors Segaon, et fut donc rebaptisé en 1940 « Sewagram », ou « village de service ». On peut y visiter aujourd’hui la hutte dans laquelle vécut le Mahatma, de même que son bureau duquel partait les milliers de missives à destination de l’ensemble de l’Inde et du monde entier, tapées sur trois machines à écrire Remington encore présentes, à proximité du téléphone noir qui permettait à Gandhi de converser régulièrement et directement avec les plus hautes autorités britanniques depuis ce lieu reculé. La ville de Wardha et son ashram de Sewagram sont donc constitutifs d’une bonne part de « l’âme indienne » moderne, et notamment un lieu tout trouvé pour organiser une conférence internationale consacrée à la non-violence.

Ce qu’avait choisi de faire l’association française Gandhi International, en organisant à Wardha du 27 au 29 octobre 2017 une « conférence internationale sur l’économie non-violente et la paix dans le monde », en collaboration avec l’Institut d’études gandhiennes de Wardha et en présence d’une cinquantaine de personnalités se réclamant directement de l’héritage du Mahatma Gandhi, en provenance des quatre coins du Globe. Durant trois jours, les conférenciers ont échangé sur de nombreux sujets comme « comment nourrir le monde de façon soutenable? », « comment proposer aujourd’hui une économie gandhienne bienveillante? » face à la globalisation néolibérale, ou encore « comment en finir avec la menace des armes nucléaires? ».

Pour Paulina, Gabriela et Aaron, trois jeunes étudiants mexicains ayant fait le long voyage depuis Mexico jusqu’à Wardha, ces rencontres sont essentielles. Pour Gabriela en effet, « il y a beaucoup de similitudes entre ce qui se passe au Mexique et ce qui se passe ici en Inde, beaucoup de communautés indigènes aux savoirs traditionnels qu’il faut défendre face à la prédation économique ». C’est pourquoi elle insiste vouloir « partager les expériences mexicaines d’alternatives non-violentes avec celles qui existent en Inde pour préparer l’avenir ». Pour son amie Paulina, étudiante en développement interculturel à l’université nationale autonome de Mexico, il ne s’agit pas de se contenter de célébrer la pensée de Gandhi: « Nous devons remettre au goût du jour la pensée gandhienne, notamment sur la question des femmes. Au Mexique, en Inde, en Afrique, en Europe et partout ailleurs, nous devons réfléchir tous ensemble sur la violence du monde, puisque nos idées et les alternatives que l’on porte sont les mêmes, bien que nos pays soient éloignés. C’est un des éléments positifs de la globalisation, pouvoir échanger partout sur la pensée de Gandhi, non pas pour l’appliquer de façon dogmatique mais la réinterroger en vue des enjeux du moment ». Son ami Aaron plussoie, lui qui assure «avoir trouvé en Inde de nouvelles idées susceptibles d’aider les communautés au Mexique». Les trois étudiants rappellent avec justesse et émotion devant l’ensemble des conférenciers, photos à l’appui, que leur pays est en état de « guerre civile », ce que minimisent les médias, et que la lumière n’a toujours pas été faite sur la disparition et le massacre de 43 étudiants en septembre 2014. Vue du Mexique, la voie de la non-violence apparaît donc plus que vitale.

De gauche à droite, Aarón, Gabriela et Paulina brandissant les portraits de 3 étudiants disparus © Benjamin Joyeux
De gauche à droite, Aarón, Gabriela et Paulina brandissant les portraits de 3 étudiants disparus © Benjamin Joyeux

Vue de République démocratique du Congo également, où après des années de guerre civile, des millions de morts, et le président Joseph Kabila, qui s’accroche au pouvoir comme une moule sur son rocher, contre le droit constitutionnel et la volonté de la majorité de la population, un peu de non-violence ne ferait pas de mal! Le révérend congolais Erik Kumédisa est présent à Wardha « pour faire savoir ce que nous faisons et apprendre de ce que les autres font. » Il constate de nombreux points communs entre la situation des communautés indigènes en Inde spolliées de leurs terres et celle de paysans congolais « qui se font expulser de terres léguées par leurs ancêtres ». Son rôle est clair: « former les gens au droit foncier pour qu’ils résistent de façon pacifique ». Ce que souligne également son ami et compatriote Joseph Mbelolo Ya Mpiku, recteur de l’université privée de Kinshasa, qui n’a pas hésité à faire le long voyage jusqu’ici malgré ses 79 printemps, qu’il porte avec panache. Il raconte dans les détails comment d’immenses territoires de RDC sont privatisés puis interdits d’accès aux populations, comme Tenke Fungurume, la plus grande mine de cuivre du monde, au Katanga,monnaie d’échange entre Américains et Chinois, dans le dos des Congolais. Bref, en RDC peut-être plus qu’ailleurs, la non-violence est bien souvent un sport de combat.

Joseph Mbelolo Ya Mpiku à Wardha © Benjamin Joyeux
Joseph Mbelolo Ya Mpiku à Wardha © Benjamin Joyeux

Ce que rappelle également Bernie Meyer, partisan américain historique de Gandhi (avec quelques ressemblances physiques comme le démontre la photo ci-dessous) qui malgré son âge avancé continue de se battre pour la non-violence et notamment le désarmement nucléaire au pays de Donald Trump. Etudiants afghans, japonais, indiens ou encore népalais, lors de ces journées passées à l’Institut d’études gandhiennes de Wardha, tous témoignent de la modernité des idées de Gandhi et de leur validité pour le monde d’aujourd’hui.

Bernie « Gandhi » Meyer marchant dans les rues de Wardha avec les autres conférenciers © Benjamin Joyeux
Bernie « Gandhi » Meyer marchant dans les rues de Wardha avec les autres conférenciers © Benjamin Joyeux

Cette conférence est également l’occasion de commémorer le quatre-vingtième anniversaire de la rencontre, à Sewagram, de Gandhi avec celui qui allait devenir le plus fameux de ses adeptes européens, Lanza del Vasto, comme le rappelle le président de Gandhi International Louis Campana dans son discours introductif, de même queMargalida Reus, fondatrice et porte-parole de la communauté de l’Arche de Saint Antoine L’Abbaye. Rebaptisé par Gandhi lui-même « Shantidas », ou « serviteur de la paix », Lanza del Vasto, philosophe, artiste et poète italien, voyageur et marcheur insatiable, a traversé le 20e siècle (1901-1981) en messager de la paix. Il fut de tous les combats pacifiques de ce terrible siècle, contre la montée du fascisme et du nazisme, contre toutes les guerres, celles des humains entre eux mais également contre la nature, contre la menace du nucléaire, etc. Il fonda en France en 1948 les communautés de l’Arche, sur le modèle des Ashrams de Gandhi, qui eurent une certaine influence dans la formation des mouvements alternatifs des années 50 aux années 80. Son soutien direct aux paysans du Larzac qui luttent dans les années 70 contre l’extension d’un camp militaire va augmenter sa notoriété et marquer sur place les esprits des paysans activistes, comme José Bové, devenu aujourd’hui député européen. Lanza del Vasto aura engendré également d’autres adeptes plus inattendus dans le champ politique, commeFrançois Bayrou, ayant fréquenté dans sa jeunesse les communautés de l’Arche. Lanza del Vasto fut donc un des précurseurs en France et en Europe tant de l’écologie, dans sa version la plus profonde, que de la décroissance ou encore de l’altermondialisme. Penseur réactionnaire pour les chantres du progrès à tous prix, génial visionnaire pour les écologistes un peu renseignés, Lanza del Vasto mérite sans doute une plus grande place dans notre inconscient collectif eu égard à la richesse de sa pensée, à la valeur de ses intuitions et à la beauté artistique de ses oeuvres.

Louis Campana (à gauche) et Margalida Reus (au centre) lors de la séance inaugurale © Benjamin Joyeux
Louis Campana (à gauche) et Margalida Reus (au centre) lors de la séance inaugurale © Benjamin Joyeux

La question féministe n’est pas en reste à Wardha, tandis que l’affaire Weinstein occupe au même moment la une des gazettes occidentales, avec Jill Carr-Harris, canadienne installée en Inde, qui dresse un magnifique portrait de deux femmes indiennes qui s’échinent à changer le monde selon les principes gandhiens de non-violence et de désobéissance civile: Ela Bhatt, juriste et instigatrice de la micro-finance en Inde, fondatrice de la Self-Employed Women’s Association (SEWA), à l’origine d’une des plus grandes coopératives du monde, et Vandana Shiva, mieux connue en Occident, chercheuse et écologiste indienne défendant depuis des décennies la biodiversité et les droits des petits paysans contre les grandes firmes semencières comme Monsanto et ses OGM. Exemple de deux femmes encore pleinement engagées dans la vie de la Cité et qui se servent des idées gandhiennes pour changer concrètement l’économie à l’échelle de leur pays mais également à l’échelle du Globe.

Même en plein coeur de l’Inde, très loin des préoccupations européennes, la question catalane ne peut être évitée, alors que Carles Puigdemont, le Président de la Généralité de Catalogne, vient tout juste de déclarer unilatéralement l’indépendance de la Catalogne et que deux catalans, Margalida Reus et Artur Domingo Barnils, sont présents à Wardha. Très vite, il est décidé d’écrire un communiqué de soutien à un processus qui permette de sortir de façon non violente de la crise, alors que l’Etat espagnol de Mariano Rajoy a décidé de répondre par la répression et les violences policières à une question politique, communiqué qui envoyé depuis les tréfonds de l’Inde sera tout de même repris le lendemain dans la presse catalane.

Mais ces rencontres de Wardha sont surtout l’occasion de croiser à nouveau Rajagopal P.V, leader du mouvement Ekta Parishad (« Forum de l’unité » en Hindi) et en pleine préparation de la campagne globale Jai Jagat 2020. Immense action souhaitant défier l’imagination et poser sur la table des institutions internationales un nouvel agenda pour le développement qui fasse enfin primer les droits humains et la défense des ressources des populations autochtones sur le droit des affaires, la Jai Jagat, signifiant « victoire du monde », est en pleine préparation depuis les locaux d’Ekta Parishad, à Bophal, à Delhi, à Gwalior et partout en Inde où le mouvement est installé. Après ses immenses marches de 2007 et 2012, Ekta Parishad ne veut plus se contenter d’attendre du gouvernement indien les réformes foncières favorables aux plus démunis, surtout en ces temps où le gouvernement de droite dure et très pro-business deNarendra Modi privilégie surtout la libéralisation foncière au profit des investissements directs étrangers. Le mouvement de Rajagopal entend désormais, fort de ses multiples liens construits à l’international depuis sa création au début des années 90, prendre le monde à témoin de la nécessité d’un autre modèle de développement à l’horizon 2020. D’où cette idée folle de réaliser une marche partant de Delhi en septembre 2019 pour rallier Genève en octobre 2020, en finissant par une assemblée des peuples devant les locaux des Nations Unies. A charge tout au long du chemin de marcher aux côtés de tous les activistes locaux qui tentent de façon non-violente d’aider les plus démunis. L’idée d’un Forum Social Mondial itinérant pour 2020 fait son chemin, et de plus en plus d’ONG, de mouvements et d’associations de solidarité internationale s’intéressent de plus près à cette campagne, sachant notamment qu’en Europe la Jai Jagat suivra la route des réfugiés, pour mettre en lumière les conditions de survie de ces autres exilés de la Globalisation. Mais Rajagopal n’est pas venu à Sewagram pour se plaindre de l’état de déliquescence avancée de la planète en invoquant Gandhi. Non, pour lui: « Il n’est plus temps, assis sur sa chaise et derrière son clavier en invoquant les grands hommes du passé, de se plaindre de l’état du monde. Il s’agit maintenant de se lever et de le changer! » Déjà dès l’année prochaine, à partir du 2 octobre 2018, un immense mouvement de masse sera lancé par Ekta Parishad dans 200 districts indiens pour poser un ultimatum au gouvernement indien. Celui-ci aura alors onze mois pour s’atteler à une réelle réforme agraire susceptible de répondre aux problématiques des plus défavorisés jusqu’au lancement de la Jai Jagat à l’échelle internationale en septembre 2019. Pour Rajagopal, disciple de Gandhi dans le texte, la non-violence n’est pas un instrument de contemplation pour se retirer du monde en recherchant la paix de l’âme, mais un instrument politique profondément subversif, une méthode pour « canaliser toute cette immense frustration engendrée par la globalisation et l’explosion des inégalités et la transformer en énergie positive de transformation sociale, une énergie écologique et renouvelable, à l’image de l’énergie éolienne ou solaire». En tous cas l’énergie de Rajagopal est profondément contagieuse, toute la salle semblant prête à marcher tout de suite pour la Jai Jagat 2020 dès la fin de son intervention. Prochaine étape, la Suisse à la fin du mois de novembre, où le leader d’Ekta Parishad doit rencontrer le maire de Genève après que la ville ait adopté une motion officielle de soutien à la Jai Jagat, avant une soirée de promotion de la Jai Jagat à Paris le 2 décembre.

Rajagopal P.V et Jill Carr-Harris à leur arrivée à Sewagram © Benjamin Joyeux
Rajagopal P.V et Jill Carr-Harris à leur arrivée à Sewagram © Benjamin Joyeux

Les leçons de la conférence de Sewagram? Les idées de Gandhi et la non-violence sont sans doute profondément d’actualité pour affronter les enjeux de notre temps. Non seulement elles ne sont pas valables qu’en Inde car partagées sur les cinq continents, mais en plus elles peuvent s’avérer pertinentes pour relever les immenses défis écologiques tels que le dérèglement climatique ou la perte de la biodiversité. Comment? Par l’instauration notamment d’une économie non-violente, relocalisée et donc bien plus en harmonie avec son environnement, s’opérant par la multiplication des expérimentations positives locales rendant leur souveraineté alimentaire et économique aux populations autochtones, expérimentations qui auraient clairement pu apparaître dans le film Demain. Gandhi, Lanza del Vasto et leurs héritiers, des personnages du passé? Et si au contraire tout ce petit monde représentait l’avenir? Ils donnent en tous cas envie de se mettre en marche en 2020 au cri de « Jai Jagat » pour un autre monde possible.